Extrait de l’interview de Gitarre aktuell, IV/2009
Question: Quelles impressions avez-vous du milieu de la guitare ? Y a-t-il des transformations, de nouveaux courants ? Comment la guitare est-elle acceptée dans le monde d’aujourd’hui ?
E.F. : Je dois avouer tout d’abord ne pas très bien connaître la scène guitaristique allemande et que certaines des choses que je pourrais dire ne valent peut-être pas pour l’Allemagne. Je vais exagérer pour bien me faire comprendre. Considérez ce que je vais dire comme une provocation destinée à susciter une réaction. Cela pourrait être une caricature de la réalité. Nous verrons si le fond du message est clair.
En général, j’observe aussi bien le refus des guitaristes de réfléchir sur la musique que le rejet de la guitare par la scène musicale. Je m’explique : beaucoup de guitaristes (pas tous, heureusement), sont totalement aveugles à ce qui se passe en dehors du monde de la guitare. Je veux parler ici des festivals de guitare, des concours, des concerts de guitare, des magazines de guitare.
Cela n’est pas vrai seulement, et de façon alarmante, pour la musique contemporaine, mais aussi pour TOUTE sorte de musique historique. Ce qui fait que, en entendant jouer du Giulani, on peut sérieusement se demander comment celui-ci aurait jamais pu être pris au sérieux par Beethoven, ceci, bien entendu, n’étant pas la faute de Giuliani.
La même chose vaut pour Sor et toute la musique de cette période. Ou bien on entend un guitariste jouer Bach de telle manière que même des musiciens cultivés ne le reconnaîtraient pas – et ces guitaristes ont du succès auprès de ce « milieu guitaristique », personne ne semble élever d’objections.
Je ne sais pas pourquoi cela se passe ainsi, ni pourquoi les guitaristes se confrontent à de pseudo-compositions qui ne sont rien d’autre que des improvisations notées dont la substance, du point de vue de la composition, est insignifiante. Et pourquoi devrait-on considérer comme un enrichissement du programme le fait de le saupoudrer de pop ou de musique folklorique ?
Afin d’éviter tout malentendu, je ne suis pas snob, ces choses ont leur raison d’être, mais doivent aussi rester à leur place et c’est un fan des Beatles qui vous parle. J’aime aussi d’autres choses en dehors de Bach !
Ce que je veux dire par là, c’est qu’à mon avis l’équilibre est faussé : nous risquons de dégouter les rares amateurs de musique sérieuse parmi les guitaristes, pour finir, peut-être, par ne plus jouer que pour des collègues.
Le monde de la musique sérieuse se refuse (peut-être en signe de représailles) à reconnaître la guitare comme un instrument sérieux – tout au moins depuis la disparition de Segovia et de Yepes et depuis que Bream ne se produit plus – donnant ainsi l’impression qu’il n’est pas sûr qu’il existe un guitariste sérieux ayant quelque chose à exprimer. Sans doute existe-t-il des exceptions, mais ce sont là des exceptions.
On pourrait même penser que Segovia n’a jamais existé, sans les nombreuses œuvres qui lui sont dédiées ; mais eu égard à son influence dans le monde musical, si impressionnante de son vivant, on pourrait presque le prendre pour un personnage de roman. On dirait que pour le monde musical, la guitare est morte avec Segovia.
Nous sommes donc dans la situation où le « monde de la guitare » est pratiquement séparé du monde de la musique et existe parallèlement à lui, relation qui est assez semblable à celle existant entre la littérature de science-fiction et la littérature en général.
Malgré tout ce qui a été dit précédemment cependant, IL Y A des artistes sérieux parmi les guitaristes ; le degré de maîtrise technique a augmenté de façon exponentielle ces dernières années, il y a plus de festivals de guitare que jamais auparavant, et chaque semaine de nouveaux semblent voir le jour.
La guitare est enseignée dans tous les pays du monde à un très haut niveau académique. Ainsi nous disons: « ne sommes-nous pas vivants ? »
Il y a un monde de la guitare, il fonctionne, il donne du travail, pourquoi alors se soucier que sa place est quasi inexistante dans les concerts ? C’est votre choix finalement : est-ce que le verre est à moitié vide ou à moitié plein ? Ou est-ce que nous sommes simplement face à un problème de marketing ? Je ne sais vraiment pas.