Moins, c’est plus – Limites et perspectives de la guitare classique

Pour le dire tout net : j’aime le son chaud et sombre de la guitare « classique ».

Rien que le film de Julian Bream « Guitar in Spain » suffirait pour moi à lui assurer pour toujours une place parmi les plus beaux instruments de l’Occident. Pourtant on ne peut nier que l’étoile de cet instrument dans le domaine de la musique classique est depuis longtemps sur le déclin (voir aussi l’interview d’Eduardo Fernández). Certains rendent responsable de ce déclin le narcissisme grandissant des guitaristes qui se répercute dans l’affadissement du choix des programmes. D’autres présument que le son par trop voilé et chargé de basses de la guitare classique elle-même passe peu à peu de mode, semblable aux parfums lourds que portaient nos grand-mères.

Personnellement, je crois que chaque instrument de musique possède une beauté qui lui est propre et qui transcende le temps, à condition de lui laisser ses limites naturelles et de ne pas exiger de lui ce qui est incompatible avec son caractère sonore et ses possibilités. Il me semble que les fluctuations de popularité dont jouit la guitare résultent du respect ou du non-respect de ces limites. Parlons donc un peu de la condition de cet instrument.

La guitare doit son ascension, au début du XIXe siècle, au vide laissé par la disparition du luth de la vie musicale européenne. Elle n’est pas responsable de la décadence du luth, pas plus qu’elle ne l’a écarté ou même remplacé. Dès le début elle n’a pas su combler le manque qu’a laissé la disparition de l’archiluth et du théorbe dans les ensembles, ni transmettre l’immense héritage de la musique pour luth seul. Certes sa sonorité douce flattait l’oreille, mais ne pouvait consoler l’auditeur exigeant de la perte qu’avait subie la musique par l’extinction d’une vieille famille d’instruments dans ses formes et ses possibilités multiples.

Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, l’intégration naturelle des instruments à cordes pincées, tels que luth, archiluth et théorbe, dans la musique de chambre et dans la musique orchestrale a donné une place reconnue à ces instruments et un statut social à leurs interprètes. A leur place est apparue au XIXe siècle la profession de guitaristes virtuoses faisant des tournées qui enthousiasmaient un public essentiellement bourgeois avec leurs œuvres de valeur inégale et leurs arrangements audacieux. Sans doute la raison principale du ravissement était-elle due à la sonorité de la nouvelle guitare, qui se distinguait des luths, non tant par le volume que par une douceur, un cantabile et une palette sonore nettement supérieurs. Toutefois il y avait là un risque de jouer de son propre charme au détriment de la substance musicale. Des amoureux plus sérieux du son de la guitare, comme par exemple Fernando Sor, ont déploré non sans raison que les éditeurs qui suivaient ce courant n’étaient que trop prêts à favoriser l’affadissement du répertoire.

Si l’on met de côté les nouvelles conquêtes sonores de la guitare du début du XIXe siècle, l’ascension d’un instrument à six cordes pincées accordé par quartes, cinquante ans seulement après la disparition de Sylvius Leopold Weiss, est un étonnant anachronisme. Celui-ci s’explique sans doute moins par le raisonnement musical que par les préférences d’amateurs de chant, auxquels tenait tout particulièrement à cœur la possibilité d’ « accords grattés » sur toutes les cordes. D’une certaine manière cette évolution s’était imposée dès la seconde moitié du XVIIIe siècle par la mandore, instrument particulièrement prisé des amateurs. Il s’agissait là d’un type de luth décliné en trois tailles, possédant de six à neuf chœurs seulement et dont le modèle en mi à six chœurs présentait exactement le même accord que la guitare à venir.

Pour une meilleure compréhension de quelques autres anomalies de toute cette évolution, un petit survol de l’histoire du luth s’impose.

Vers 1500 déjà, on utilisait un membre de la famille des luths – le luth ténor – dans l’accord mi0 – la0 – ré2– fa2 dièse – si2 – mi3. Pourtant les compositeurs ne tardèrent pas à sortir du cadre trop étroit de cette étendue, et l’augmentèrent bientôt d’une seconde ou d’une quarte dans le grave (luth à 7 ou à 8 chœurs).

Outre le registre ténor, on construisit au XVIe siècle des luths d’au moins quatre tailles, destinés à des usages très différents

Soprano en si corde vibrante : 48 – 52 cm (Ensemble)
Alto en sol ou en la corde vibrante : 56 – 60 cm (Solo et ensemble)
Ténor en mi corde vibrante : 67 – 72 cm (Ensemble et solo)
Basse en ré corde vibrante : 74 – 78 cm (Ensemble)
Contrebasse en sol corde vibrante : 88 – 95 cm (Ensemble)

Le luth alto en sol ou en la, d’une longueur de corde vibrante comprise entre 56 et 60 cm, jouait dans ce groupe à peu près le même rôle que le violon dans un ensemble à cordes. Jusqu’à 1620 environ, c’était l’instrument privilégié pour exécuter en soliste la musique polyphonique (Francesco da Milano, G. A. Terzi, John Dowland etc.). Quant au luth ténor en mi, correspondant au registre et à la taille de la guitare actuelle, il serait plutôt comparable à l’alto. Il était utilisé pour la musique d’ensemble et pour l’accompagnement du chant ou pour l’exécution de pièces qui ne nécessitaient pas une technique de jeu trop compliquée.

La longueur de cordes de l’instrument soliste de la Renaissance, bien inférieure à celle de la guitare actuelle, était fondée sur des éléments physiologiques. Une des façons les plus courantes de vérifier la bonne longueur de la corde vibrante des instruments solistes consistait pour le musicien à jouer un accord de la bémol majeur (fa majeur dans l’accord de la guitare) à la première position. Le premier doigt effectuait un barré à la première frette et les notes la1 bémol à la sixième corde, ut3 à la troisième, mi3 bémol à la deuxième et ut4 à la cinquième frette de la première corde (guitare : fa1 – la2 – ut3 – la3, la corde de sol étant accordée en fa dièse). Cette petite expérience pouvait rapidement amener les personnes avisées à renoncer à une carrière de luthiste professionnel.

L’expérience semble avoir montré que choisir des longueurs de cordes de 56 à 60 cm pour un instrument accordé par quartes était la manière la plus naturelle de maîtriser un répertoire soliste exigeant et les extensions les plus courantes qui s’y présentaient. La longueur de cordes vibrantes des guitares actuelles, d’une moyenne de 65 cm, est trop grande d’un point de vue physiologique. Raisonnablement, elle devrait plutôt se situer autour de 58 cm. En revanche, pour un instrument du registre ténor en mi, utilisé principalement dans un ensemble, elle est un peu courte, car la longueur de cordes vibrantes de celui-ci ne devrait normalement pas être inférieure à 67 cm. Les épreuves physiques qu’impose à l’instrumentiste la guitare « classique » accordée par quartes d’une longueur de cordes vibrantes de 65 cm seraient, par rapport à la longueur plutôt « naturelle » des diverses tailles de luth, tout à fait comparables à celles d’un violoniste qui devrait jouer le répertoire de violon soliste sur un alto accordé comme un violoncelle.

Mais revenons encore une fois à nos luths.

Le trop faible volume d’air du luth alto, dû à l’étroitesse de son corps, lui fit rapidement perdre de son importance lorsqu’arriva l’époque de la basse continue et qu’on attribua une valeur croissante à un registre de basse bien sonore même pour des instruments à cordes pincées solistes.

Comme la théorbure (allongement des cordes de basse) de ces instruments à cordes courtes ne satisfaisait qu’imparfaitement à ces exigences, les luths ténor et basse, grâce à leur corps de plus grande dimension, prirent de plus en plus d’importance au cours du XVIIe siècle.

Toutefois la grande longueur de cordes de ces instruments nécessitait aussi un accord en intervalles réduits, dans la mesure où ils étaient destinés à être employés uniquement comme solistes. Lorsque, aux environs de 1630, arriva l’accord en ré mineur du luth baroque, composé de tierces et de quartes, les extensions extrêmes de la main gauche, telles qu’on les rencontrait dans l’ancien accord par quartes, ne furent plus nécessaires. Les « positions tordues » (dixit Mace) rencontrées sur un instrument de 56 à 60 cm, accordé par quartes ayant amenés les luthistes du XVIIe siècle à créer l’accord baroque en ré mineur, les guitaristes, avec leurs 65 cm actuels, devraient d’autant plus reconsidérer avec intérêt cette question.

Avec un instrument accordé par quartes, abandonner cette quarte entre la cinquième et la sixième corde et la remplacer par une tierce ou par deux tons entiers serait un moyen sûr d’offrir aux musiciens plus de facilités. Ceci fut pratiqué non seulement avec le nouvel accord en ré mineur du luth, où le la n’était pas suivi d’une quarte, mais de cordes à vide accordées diatoniquement, mais aussi pour la mandore à huit chœurs du XVIIIe siècle, qui était accordée de la manière suivante : mi1 – fa1 – sol1 – la1 – ré2 – sol2 – si2 – mi3. Si vous êtes familier de la musique pour luth de John Dowland et des difficultés techniques qu’elle comporte, et si vous possédez un luth à huit chœurs ou une guitare à huit cordes, je vous recommande instamment d’essayer de jouer cette musique avec une sixième corde supplémentaire en la (la bémol selon la tonalité), (en fa dièse ou en fa pour la guitare) et de noter à quel point le seul emploi de cette corde supplémentaire formant un intervalle de tierce facilitera votre technique.

Les guitaristes du XIXe siècle étaient eux aussi parfaitement conscients du grand inconvénient que présentait l’absence des cordes de sol et de fa (fa dièse) à vide. Ferdinando Carulli (1770–1841) créa donc son « décacorde », guitare à dix cordes accordée en ut1 – ré1 – mi1 –fa1 – sol1 – la1 – ré2 – sol2 – si2 – mi3, que l’on peut voir aujourd’hui au Musée de la Musique de Paris. De son côté, le guitariste espagnol Antonio Giménez Manjon (1866–1919) adopta pour les basses de sa guitare à 11 cordes l’ordre – très réfléchi du point de vue musical – de : ut1 –fa1 – ré1 – sol1 – si1 – mi1 – la1 – ré2 – sol2 – si2 – mi3 et prétendit avec fierté que son instrument ainsi équipé était le « digne successeur du vénérable théorbe ».

La prédominance actuelle de la guitare à six cordes par rapport aux modèles à cordes multiples est moins le résultat d’une pensée musicale que celui des préférences commerciales des éditeurs du XIXe siècle, qui ne perdaient jamais de vue la masse des amateurs. En y regardant de plus près, on trouve dans les deux siècles précédents – outre Carulli et Manjon – un nombre étonnant d’instrumentistes qui ont utilisé des guitares à cordes multiples. Du point de vue de l’écriture, l’élargissement vers le grave d’un instrument accordé en mi1 – la1 – ré2 – sol2 – si2 – mi3 paraît tout à fait judicieux. Un ré1 supplémentaire est par conséquent le consensus minimal, et mieux encore serait la présence des notes ré1 – ut1 – si0 comme cordes supplémentaires à vide.

Les raisons qui s’opposent à un tel élargissement de l’étendue de la guitare classique sont cependant évidentes, et ne sont pas seulement d’ordre esthétique, mais aussi d’ordre sonore.

Par rapport à sa forme, la guitare à six cordes, telle qu’elle a été conçue par Antonio de Torres, est tout simplement parfaite. La silhouette élancée de cet instrument en érable de l’année 1864, auquel Francisco Tarrega donnait sa préférence, est d’une élégance intemporelle et, si l’on considère l’équilibre parfait de ses proportions, elle est l’égale des violons construits par Antonio Stradivari à son apogée. Julian Bream a malheureusement raison d’affirmer dans ce contexte que les guitares à cordes multiples ne peuvent se regarder sans déplaisir.

D’un point de vue acoustique, l’augmentation de l’étendue permet de constater que, de par sa construction, la guitare « classique » se situe déjà dans la partie sombre du spectre sonore, de sorte que toutes les notes au-dessous du ré1 sont trop pauvres en harmoniques pour se mêler de façon satisfaisante au registre aigu. Si l’on ne voulait pas changer fondamentalement la construction de la guitare classique, il faudrait adjoindre aux notes graves des cordes d’octave supplémentaires, ou bien augmenter nettement la longueur de la corde vibrante, ce qui permet l’emploi de cordes plus minces et donc plus riches en harmoniques.

Aussi la guitare « classique » – si elle ne veut pas perdre sa beauté extérieure et son équilibre sonore – aura intérêt, pour plusieurs raisons, à se limiter aux six à huit cordes et aux possibilités qui en résultent.

Limites des possibilités

Par rapport aux styles cultivés aujourd’hui sur cet instrument, la guitare classique est sans aucun doute universelle. Toutefois il n’en est pas de même de ses possibilités musicales dans le jeu avec d’autres instruments.

Son ascension au début du XIXe siècle n’était pas motivée par le fait que la guitare aurait réussi à remplacer dans leurs diverses fonctions – ne serait-ce qu’un peu – les luths disparus, comme membre à part entière de l’ensemble instrumental. Perdu entre le chant prédominant des violons et le potentiel harmonique généreux des pianos au développement fulgurant, le charme sonore du petit instrument de la période romantique ne suffisait pas à lui seul à attirer durablement l’attention des grands compositeurs de l’époque.

Pour cette raison, l’âge d’or de la guitare dans la première moitié du XIXe siècle est moins marqué par des œuvres de musique de chambre significatives que par l’accompagnement de lieder et un répertoire soliste tout à fait charmant, où l’on rencontre les noms de Fernando Sor ou de Mauro Giuliani. Sor lui-même était une exception, dans la mesure où, contrairement au luth, la guitare, tout au long de son histoire, a connu moins d’harmonistes de sa valeur.

Antonio de Torres et Francisco Tarrega eux-mêmes ne sont pas intervenus pour établir durablement l’instrument à cordes pincées dans l’ensemble des cordes et des vents. La célèbre « Leona », prototype de la guitare classique actuelle, présentait certes, face aux modèles de l’époque romantique, plus de puissance sonore et de basses volumineuses, mais elle avait, en raison de son timbre plus sombre, des difficultés infiniment plus grandes à s’imposer dans un ensemble que les petites guitares au timbre clair qui l’avaient précédée.

Alors que Torres, dans un relatif éloignement du monde musical de son temps, réussit à transformer la guitare romantique en un instrument qui correspondait parfaitement à l’idéal sonore sombre du Romantisme finissant, Tarrega, non moins isolé, exploita tous les moyens techniques de jeu pour mettre en valeur toutes les facettes de ce son qui nous envoûte encore. La situation de ces deux marginaux aux confins de l’Europe ressemblait de façon étonnante à celle des luthistes français du XVIIe siècle. Au sein du monde nouveau découvrant l’accord en ré mineur, ils se plongèrent dans des expériences raffinées avec des techniques de jeu et des moyens d’expression nouveaux, sans s’interroger sur la diffusion ni sur l’aptitude de leur instrument à s’intégrer dans un ensemble. Par suite, le luth disparut en France dès le début du XVIIIe siècle, alors que le théorbe, qui n’avait jamais perdu ses liens avec l’orchestre, demeura dans ses charges et dignités.

Le fait que la guitare « classique » ou plus exactement « postromantique » ait réussi à faire le saut dans le XXe siècle est dû à une série de virtuoses d’exception qui – à nouveau dans un contexte essentiellement de solistes – célébrèrent les magnifiques possibilités sonores de cet instrument devant un public émerveillé, et rassemblèrent autour d’eux des adeptes à la manière d’une secte.

Le principal problème de l’amplification du son de la guitare comme condition d’une meilleure aptitude à participer à l’ensemble avait conduit, dès le XIXe siècle, à de multiples tentatives et expériences sur la modification des formes. A la vue de quelques-unes d’entre elles, l’observateur d’aujourd’hui aura du mal à conserver son sérieux. Il semble qu’aucune de ces expériences n’ait pu s’affirmer en face de la forme et de la construction classiques de la guitare.

Les résultats d’une amplification du son par une construction modifiée de la table obtenus au XXe siècle ne sont – respect mis à part – pas assez sérieux pour permettre à la guitare classique de jouer sans problème avec des instruments à archet en l’absence d’amplification. Il semble qu’un déplacement du spectre sonore vers plus de clarté à cet effet serait beaucoup plus important que des gains minimes de sonorité, obtenus assez souvent au prix du charme naturel de cet instrument. Mais on peut alors se demander ce qu’il reste de la caractéristique sonore spécifique de la guitare.

Limites du répertoire

La guitare des XIXe et XXe siècles dispose d’une remarquable richesse de compositions originales. Il faut souligner particulièrement une série d’œuvres importantes qu’inspirèrent à de grands virtuoses du XXe siècle leur instrument. Pour moi, ceci est illustré de façon éclatante par le disque de Julian Bream : « Guitar music of the 20th century ». A l’heure actuelle, le luth est bien loin d’avoir suscité de tels enregistrements.

Face à une telle richesse, les programmes de beaucoup d’artistes qui se présentent aujourd’hui à la guitare classique laissent quelque peu perplexe. Il est rare de trouver des compositions originales vraiment importantes, comparables aux œuvres de Fernando Sor, si accomplies dans le fond et dans la forme.

(Voir aussi l’extrait de l’interview d’Eduardo Fernández)

Bien que je comprenne le plaisir de transcrire et de jouer de la musique fortement teintée de folklore et d’improvisation, l’abandon croissant du répertoire classique, ainsi que d’une importante partie du répertoire contemporain, me paraît inquiétant. De plus, les adaptations si appréciées des guitaristes, comme par exemple celles des œuvres pour luth de Jean Sébastien Bach, ne rencontrent pas toujours auprès d’auditeurs critiques la même bienveillance que celle que l’on trouve chez les habitués des festivals de guitare.

Quand on connaît les versions des œuvres pour luth de Jean Sébastien Bach qui nous ont été transmises, et quand on sait comment les exécuter et comment elles sonnent, les restitutions sur un instrument à 6 cordes accordé par quartes font penser à la tentative de jouer le « Clavier bien tempéré » avec seulement trois doigts de la main droite et deux de la main gauche. Et les arrangements de la musique de Sylvius Leopold Weiss pour la guitare à 6 cordes évoquent régulièrement pour les luthistes l’image d’un pianiste manchot.

Les arrangements d’œuvres orchestrales telles que, par exemple, les « Tableaux d’une exposition » de Moussorgsky pour la guitare, peuvent être aussi légitimes et étourdissants que les paraphrases pianistiques de Franz Liszt sur les ouvertures de Wagner. De mon point de vue personnel, elles ne justifient pourtant pas davantage l’abandon du répertoire original.

Le caractère fondamentalement romantique de la guitare « classique » amène toujours inévitablement les guitaristes à une vision qui n’est pas adaptée aux œuvres de l’époque préromantique, et qui déroutent ceux qui connaissent la pratique d’interprétation historique. Il manque souvent aux guitaristes – quelle que soit leur virtuosité – la sûreté de style nécessaire pour rendre la musique baroque, voire plus ancienne.

Indépendamment de ces remarques, je suis bien loin, en tant que luthiste, d’approuver les remarques défavorables à l’égard de la guitare classique et de ses interprètes que l’on rencontre bien trop souvent dans les forums consacrés au luth. Ces critiques semblent oublier que c’étaient des guitaristes qui, au XIXe siècle, ont perpétué la mémoire du luth et ont apporté une énorme contribution à l’évolution de la technique de jeu et à la construction des instruments à cordes pincées. La renaissance du luth au XXe siècle serait impensable sans l’engagement d’un guitariste tel que Julian Bream. Interrogé sur l’importance de ce dernier pour le monde du luth, Paul O’Dette répondit de manière aussi concise que pertinente : « Sans Bream, le monde du luth n’existerait pas ».

Moins, c’est plus – Perspectives

La baisse d’acceptation de la guitare dans le domaine classique va de pair avec un rapide vieillissement du monde actuel du luth « historique ». Il semble que la séparation en deux groupes professionnels distincts n’ait pas fait de bien dans l’ensemble à la reconnaissance des instruments à cordes pincées. Dans ces circonstances, ne serait-il pas plus sage de se rapprocher les uns des autres et de trouver une base commune qui nous permettrait, comme les musiciens des XVIIe et XVIIIe siècles, d’être à la fois guitaristes et luthistes ?

Contrairement aux types de luths historiques revivifiés, le Nouveau Luth (Liuto forte) n’exclut pas les guitaristes, mais les invite plutôt à mettre leurs capacités au service du luth, et par là-même également à celui de la musique d’ensemble. Par conséquent, les guitaristes classiques pourraient se concentrer entièrement sur les avantages de leurs instruments propres aux XIXe et XXe siècles, sans devoir renoncer aux œuvres d’époques antérieures qui, grâce aux modèles de Liuto forte adaptés à leur temps, leur sont pareillement accessibles sans une trop grande modification de leur technique de jeu.

A aucune époque, la guitare classique – conditionnée par les circonstances de sa naissance et sa conception sonore fondamentale – n’a atteint un degré d’intégration musicale comparable à celui de l’archiluth, du théorbe ou du gallichon aux XVIIe et XVIIIe siècles. Sa sonorité douce, étouffée la prédestinait certes à être un instrument soliste, mais l’a en même temps empêchée de s’associer à celle des instruments à archet et à celle des vents pour donner un son global homogène. Ce fait l’a dès le début empêchée d’être un membre à part entière de l’ensemble au concert, à l’église ou à l’opéra. Malgré l’utilisation plus fréquente de la guitare dans la musique de chambre par les compositeurs du XXe siècle, le problème fondamental qu’elle ne peut s’imposer face aux autres instruments en raison de son volume faible (bien que nullement médiocre) reste entier.1 Par ces propos, il n’est pas dans mon intention de décourager, car les nombreuses possibilités supplémentaires qu’offrent les différents modèles de Liuto forte dans le jeu d’ensemble libèrent leur bel instrument d’obligations qui ne leur conviennent pas. Même si les guitares classiques et postromantiques n’ont qu’une utilité limitée comme instruments d’ensemble, elles demeurent – pour autant qu’on respecte leurs limites naturelles – des chemins étroits, mais tout à fait charmants, bordés d’orchidées.

Peut-être devrions-nous nous familiariser avec l’idée que la véritable époque de la guitare « classique » et postromantique qui a connu des hauts et des bas, a été celle allant de 1800 à 1980. Considérant pourtant l’exploitation de possibilités nouvelles et la conquête d’un nouvel auditoire, le champ appartient clairement, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, aux différents types de modèles amplifiés électriquement.

La guitare « classique » pourra-t-elle continuer à affirmer sa présence dans la musique classique, ou bien tombera-t-elle dans la banalité de son haut niveau technique, dépérissant comme un épisode charmant de l’histoire des instruments ? Elle pourrait consolider sa présence, à condition d’accepter ses limites autant que d’exploiter intelligemment ses avantages.

1 Le « Truc de Paganini » pourrait être un moyen permettant de rendre la guitare plus audible, surtout quand elle joue avec des instruments à archets (voir à l’article « Détails/Le truc de Paganini »)